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et y ronflant de toute son âme ; il semblait que l’Europe l’avait fatigué et que, monté sur le vaisseau, il se reposait enfin pour la première fois depuis de longues années.

Malgré la fatigue de sa figure et les cheveux gris qu’il y avait dans sa laine fauve, ses membres étaient pourtant encore robustes et son regard étincelait quand il n’était pas éteint, il avait l’air triste. Souvent il ôtait sa vieille livrée en guenilles, la mettait par terre et se couchait dessus comme sur un tapis, puis il défaisait les linges qui lui entouraient les jambes, se les grattait en riant et les laissait exposées au vent ; alors il écartait les bras et soupirait.

Son père l’avait vendu pour un paquet de clous ; il était venu en France comme domestique, il avait volé un foulard, pour une femme de chambre qu’il aimait, on l’avait mis cinq ans aux galères ; il était revenu de Toulon au Havre à pied, pour revoir sa maîtresse, il ne l’avait pas retrouvée, il s’en retournait maintenant au pays des noirs. Celui-là aussi avait fait son éducation sentimentale.

Henry était malade, il supportait mal la mer ; les premiers jours, on avait cru qu’il s’y accoutumerait, mais lui-même commençait à voir qu’il fallait se résigner à souffrir encore longtemps ; Émilie le soignait comme un ange, ils couchaient dans la même cabine, la nuit elle se relevait et lui donnait à boire. Le pauvre enfant ! quel œil désolé il tournait vers elle, et comme sa main défaillante cherchait sa main, durant ces longues heures pénibles, où l’angoisse le roulait comme en une mer de douleurs ! Parfois cependant, quand elle s’approchait de lui et touchait sa tête endolorie, l’amour lui réchauffait l’âme et le sourire venait éclore sur ses lèvres.

— Tu l’as voulu, disait-il, tu l’as voulu ! tu as attaché ta vie à la mienne. Vois déjà !

— Est-ce moi que tu plains, répondait-elle, de ce