Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avons-nous pas maudite cent fois, même à nos plus belles heures ? n’y repensons plus, car ce souvenir me déchire comme un remords. Un jour nous reviendrons en France, n’est-ce pas ? mais quand le temps nous aura consacrés ; le monde qui nous repousse maintenant nous acceptera alors, je serai riche.

— Riche ?

— Oui, riche. Pourquoi non ? Je ferai bien comme tous les hommes forts, qui ont bâti pierre à pierre le palais où ils trônent, et qui sont rentrés en carrosse au village d’où ils étaient sortis pieds nus ; beaucoup valaient moins que moi, et pas un n’avait comme moi, pour le soutenir dans ses jours de faiblesse, l’ange fortifiant qui prend ma tête dans ses mains et qui essuie mes pleurs.

— Tous les espoirs t’arrivent à la fois, enfant.

— Non, je ne compte sur rien, reprit-il plus calme, que sur toi et sur moi, mais quelque destinée que le ciel nous réserve, pourvu que nous soyons ensemble, que la même terre nous porte, que le même toit nous abrite, n’est-ce pas tout ce qu’il nous faut ?

— Oui, partons ! partons ! dit-elle. Vingt-quatre heures encore à passer ici, c’est une éternité, y rester une seule de plus serait folie ; à quelque jour nous eussions été découverts, il s’en doute déjà peut-être ; près de fuir, chaque minute me fait trembler. Si nous étions surpris, Henry, si nous ne partions pas ? Oh ! la vie toujours ainsi, quel enfer ! toujours ruser, toujours trembler et se cacher, supporter sa vue, sa société, son partage !

Elle se cacha la tête dans les mains.

— Cela nous eût perdus tous, vois-tu ; ma haine me faisait peur à moi-même, je me sentais poussé à quelque chose de terrible… Oh ! je ne t’ai jamais aimée comme maintenant, Émilie, jamais, jamais !

S’il n’y a rien de complet que la douleur, il aimait, car son amour le torturait comme un supplice. C’est