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La masse d’amour que le ciel lui avait donnée, il ne la jeta pas sur un être ou sur une chose, mais il l’éparpilla tout alentour de lui, en rayons sympathiques, animant la pierre, conversant avec les arbres, aspirant l’âme des fleurs, interrogeant les morts, communiant avec le monde. Il se retirait petit à petit du concret, du limité, du fini, pour demeurer dans l’abstrait, dans l’éternel, dans le beau. Il aimait moins de choses à force d’en aimer davantage, il n’avait plus d’opinions politiques à force de s’occuper d’histoire.

Il tâchait d’avoir, pour la nature, une intelligence aimante, faculté nouvelle, avec laquelle il voulait jouir du monde entier comme d’une harmonie complète. Il projetait d’étudier la géologie pour se reporter aux époques où les mastodontes, les dinotherium possédaient la terre, alors que, sous des arbres gigantesques, vivaient des serpents monstrueux, quand l’Océan se retirait des collines et commençait ses oscillations cadencées dans son grand lit de sable. Il regardait les chênes balançant leurs rameaux et bruissant dans leurs feuillages, comme d’autres contemplent les cheveux qui flottent et les lèvres qui tremblent. Il mêlait dans une méditation commune les fourmilières, ces cités sonores, les génisses qui bêlent, les enfants qui pleurent, l’alouette qui chante et le ravin qui rugit. Il écoutait la voix des chats faisant l’amour sur la gouttière et leurs cris de langueur douloureuse, comme la romance de l’amant à sa maîtresse et tout ce que la bien-aimée répond à celui qui fait battre son cœur.

L’histoire aussi lui ouvrait ses perspectives infinies : tantôt c’était l’Inde, l’Inde antique et sacerdotale, avec ses éléphants blancs et ses dieux taillés dans les souterrains ; ou bien l’Égypte, sous la boue sèche de son vieux Nil, à l’ombre de ses granits, la Grèce en bandelettes blanches et chantant son hymne ; ou bien les époques obscures où l’humanité s’éveillant, inquiète