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souvent, non pas qu’elle le soupçonnât d’aucun oubli mais pour être plus sûre.

Les premier et les quinze de chaque mois, il y avait toujours réunion comme l’année passée ; les mêmes personnes s’y rendaient, ces jours-là Émilie était plus triste :

— Je n’aime pas, disait elle, qu’il y ait tant de monde autour de nous. Pourquoi me faut-il le souffrir ! comme toutes ces figures me pèsent et m’ennuient ! comme ces femmes sont folles et vaniteuses, n’est-ce pas ? Elles te plaisent à toi ? tu les aimes, elles te regardent, elles cherchent à t’attirer.

Elle le regardait avec ses grands yeux noirs langoureux.

— J’ai tant peur de te perdre, vois-tu, je n’ai plus rien à espérer maintenant que la continuation de ton amour, c’est pourquoi je crains tout, tout me fait ombrage ; je me dis : « il m’aime, mais demain m’aimera-t-il ? peut-être qu’une autre plus belle ou plus ardente… ».

— Tais-toi, tais-toi, disait Henry, égaré comme aux premiers jours de cette passion, tu sais bien que non, tu l’avouais tout à l’heure.

— Elle doit être si fière, la femme que tu aimes ! ton amour est comme une couronne, il faut penser à ceux qui vous l’envient.

— Mais qu’est-ce qui te l’envie ?

— Tout le monde, ou tout le monde peut me l’envier ; tu ne sais pas comme moi, enfant, toutes celles qui te convoitent, je les observe, va ; méfie-toi d’elles !

— Tu te trompes.

— Oh ! non, j’ai raison et bien raison ; et puis qui ne céderait pas ? tu es si beau, si doux ! ta voix surtout !

Et elle le serrait sur son cœur dans une tendre étreinte qui semblait triste.