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tous les matins et à défaire tous les soirs. Tout ce qui intéresse les hommes lui était fort égal, tout ce qui est indigne le laissait froid ; les amants s’en allant sous la feuillée, les soldats partant à la guerre, le savant sur son livre, le penseur rêvant son œuvre, l’âne portant son bât, le juge rendant la justice, le valet qui vole son maître et le maître qui exploite le valet, qu’est-ce que tout cela lui faisait ?

La vie humaine lui faisait l’effet d’un bal masqué, où l’on se pousse et où l’on crie, où il y a des pierrots vêtus de blanc, des arlequins, des dominos, des femmes honnêtes qui attendent l’aventure, des femmes galantes qui la provoquent, des marquis râpés, des rois qui se pavanent, des imbéciles qui se divertissent, une foule de badauds qui regarde. Lui, il était dans un coin, à s’ennuyer, sans vouloir soulever les masques ou monter au haut du théâtre pour jouir de l’ensemble.

Il savait bien cependant que, pour être heureux, il faut se mêler à la danse, prendre un métier, un état, une manie, une marotte quelconque et en faire secouer les grelots, s’adonner à la politique ou à la culture des melons, peindre des aquarelles, réformer les mœurs ou jouer aux quilles ; mais il n’avait pas le cœur à tout cela, et la moindre tentative pour entrer dans la vie positive lui donnait des nausées, en même temps que la vie spéculative le fatiguait et lui semblait creuse.

Enseveli dans cette paresse, plus immobile et plus froid que les marmottes qui dorment sous la neige, il resta insensible aux exhortations et aux raisonnements d’Henry, quand celui-ci revint au pays pour y passer les vacances. Combien même il sourit de pitié, en voyant son ardeur juvénile, sa conviction d’être heureux et son amour pour la belle dame de Paris ! Il avait pourtant été comme cela, lui ! Il avait eu aussi des emportements et des exaltations en parlant d’une