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de besogne. Henry, qui avait remis pour l’hiver sa première épreuve à l’École de droit, ne faisait plus rien du tout et attendait patiemment le moment de retourner s’ennuyer en province, Mme Renaud était si belle ! si bonne ! si amusante ! la vie était si douce chez le père Renaud, en n’écoutant aucun de ses conseils et en couchant avec sa femme !

Il allait souvent dîner avec Morel, qu’il mettait toujours au courant des petits événements et des grands bonheurs dont se composait sa vie. Après le dîner, ils allaient prendre des glaces au café, ou bien, quand Morel avait le temps, ils entraient ensemble dans quelque théâtre, soit aux Français, chez Debureau ou aux Variétés, mais jamais ailleurs, Morel détestant la musique. Un jour qu’ils avaient dîné aux Champs-Élysées, ils entrèrent au cirque, pour se récréer un peu à considérer des jarrets souples, des chevaux qui sautent les barrières et les larges cuisses des femmes qui les montent. Henry était tellement occupé à parler des balourdises du père Renaud, de sa sotte figure de mari, de son adorable femme et des tours délicieux qu’elle lui jouait, que son compagnon perdit bien la moitié du spectacle, obligé à toute minute de détourner la tête pour lui répondre, et, quoique placé au premier rang, à peine si, à force de binocle, il pouvait voir en entier, lorsqu’elle passait devant lui, l’écuyère souriante qui, debout sur la pointe du pied, l’autre en l’air, les bras étendus en rond, tournait emportée le long des galeries, tandis que le fouet claquait et que le sable volait, et qui repassait de suite devant lui, altière, la tête haute, le poing sur la hanche, les cheveux soulevés de la figure par le vent rapide de sa course, qui faisait claquer sa robe de gaze comme un drapeau.

Quand tout ce tapage fut fini, Henry en fut fort aise, car il empêchait Morel de l’entendre et le dérangeait lui-même de ses propres idées.