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Ils se parlaient d’eux-mêmes et de leur amour, car c’était pour être plus seuls et plus à l’aise qu’ils se promenaient dans la foule. À les voir ainsi marcher vite, sur le trottoir, on eût dit qu’ils étaient pressés par quelque affaire et qu’ils couraient à un but comme les autres.

Il y avait des jours où, vaguement tourmentés dans leur bonheur et plus tristes qu’à l’ordinaire, ils se parlaient moins et s’aimaient encore plus ; ils montaient dans un fiacre, s’asseyaient en face l’un de l’autre, et, la main dans la main, se laissaient aller silencieusement au balancement de la vieille boîte peinte qui les promenait partout le long des boulevards. Henry pensait aux couples heureux qui voyagent ensemble, sur quelque grande route de Suisse ou d’Italie, couchés au fond de leur berline, après un long jour d’été, vers le soir, quand on relève les stores de soie bleue pour admirer les larges ondulations des montagnes et tous les caprices du paysage ; alors Mme Émilie souriait malgré elle et le traitait d’enfant.

Une fois, cela n’arriva qu’une fois, Henry, prétextant des affaires de famille, sortit le matin, en avertissant qu’il ne rentrerait que fort tard dans la soirée, et Mme Émilie fit de même, en disant qu’elle avait beaucoup de courses à faire, qu’elle dînerait ensuite chez Mlle Aglaé et ne rentrerait chez elle qu’après l’heure des spectacles.

À cent pas de la grande porte de M. Renaud, ils se rejoignirent et partirent ensemble à Saint-Germain, pour y passer la journée. Quand ils sentirent la file des wagons s’élancer sur les rails, un espoir immense s’empara d’eux, il leur sembla qu’ils s’en allaient pour toujours, laissant là leur passé, et commençant une vie nouvelle où l’avenir ne dépendrait que d’eux-mêmes et se soumettrait à leur amour. En passant sous les tunnels ils se serraient fortement les mains,