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l’herbe ou ruminaient couchées à l’ombre, assises sur leurs flancs puissants ; les poules gloussaient se cachant la tête sous l’aile ; sur le fumier, un coq chantait !

« Et j’enviais les jours pacifiques de ceux qui se réveillent à l’aube et se couchent à l’angélus, qui passent leur vie courbés sur leur charrue, marchant eux-mêmes dans le sillon qu’ils ont fait, puis entassent en chantant les foins qu’ils ont fanés, ne redoutant que les orages qui perdent les moissons.

« Merci de ton sachet, Henry, merci, il m’est arrivé trop tard ; je n’ai pu le donner à celle pour qui je le voulais, mais je le garderai pour moi, ce sera mon souvenir à moi, la relique de mon amour trompé, la seule ruine de cette espérance abattue… à moins que les choses inanimées n’aient aussi leur ironie.

« Ah ! quel mensonge que la vie ! quelle amertume, rien que d’y songer ! Quand vous voyez des feuilles, elles se fanent à l’instant ; touchez à un fruit, et il se gâte ; poursuivez quelque chose, elle se change en une ombre et en fantôme, lui-même vous échappe, vous laissant moins que rien, le souvenir d’une illusion, le regret d’un rêve.

« Tout m’a manqué, cette femme s’est jouée de moi, une autre avant elle avait fait de même. Te souviens-tu aussi de Madame Herminie, cette lingère chez laquelle, au collège, vous alliez tous et qui se cachait toujours quand je passais devant sa boutique ? Je suis maudit ! tout m’a manqué, l’art et l’amour, la femme et la poésie, car j’ai relu mon drame et j’ai eu pitié de l’homme qui l’avait fait ; cela est faux et niais, nul et emphatique. Qu’importe l’art, après tout ? c’est un mot vide de sens, dans lequel nous plaçons tout notre orgueil et qui nous crève dans les mains dès qu’on le pressure.

« Je n’ai plus ni espérance, ni projet, ni force, ni volonté, je vais et je vis comme une roue qu’on a poussée et qui roulera jusqu’à ce qu’elle tombe,