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« — Va-t’en, va-t’en, lui criai-je de toute ma force.

« Car l’envie m’avait pris de suite de la perdre avec moi dans un vertige, d’entendre ses cris de détresse, de la voir se déchirer, avec les flots, contre les murs glissants où ruisselait la rivière, et je m’enfuis comme si je l’avais tuée.

« Tout le jour j’errai au hasard dans la campagne, triste et vagabond comme les loups ; j’allais foulant les blés, arrachant les feuilles, me déchirant aux ronces des bois, aux cailloux des plus âpres sentiers, et jouissant de voir mes mains ensanglantées, de sentir mes pieds meurtris, pleurant et criant dans l’air, cherchant une proie, voulant mourir.

« Je suis resté dans un champ de colza, couché à plat ventre, le visage dans mes mains, à penser à mon malheur, à pleurer tout à mon aise, et rêvant longuement à mon suicide.

« Puis je me suis relevé et j’ai été encore me traîner ailleurs. Le jour était sans doute tombé, je n’y voyais plus, et tout le paysage flottait dans un brouillard ténébreux ; mes tempes bourdonnaient, et je ne savais où aller, la misère me tenait, j’avais froid, j’avais faim, je grelottais, j’avais peur de tout.

« À côté de moi, dans un chemin creux, passa un charretier assis sur un cheval de labour, marchant au pas, les traits passés dans son collier ; l’homme se laissait dandiner sur le dos de sa bête et sifflait un air campagnard. Je le suivis pour suivre quelqu’un, il s’arrêta à une barrière et j’entrai avec lui, je demandai à me reposer dans la ferme et à prendre un peu de lait et de pain ; après quoi, je m’en irais.

« Je suis resté tout seul, assis sur un banc, dans la cuisine, pendant que la fermière était allée dans la laiterie ; le balancier de la grande horloge battait régulièrement. Les mouches bourdonnaient contre les carreaux et sur la table, où elles cherchaient des miettes de pain ; dans la cour, les vaches broutaient