Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elles étaient vides. Dans celle de Lucinde il y avait, sur la cheminée, des papillotes de papier brouillard et des épingles noires, c’était tout. On balayait déjà le parquet, et les draps étaient ôtés des lits. Enfin je m’en allai et je descendis dans la rue, je sortis de la ville, je m’enfuyais je ne sais où. Quelle trahison ! je n’y pouvais croire… Mais j’allais les retrouver, les revoir, la revoir au moins, lui dire adieu.

« Longtemps j’ai marché sur la grande chaussée qui mène sur la route de Paris ; elle m’a semblé éternelle à parcourir, cette longue file de peupliers droits qui frissonnaient sous le vent, avec un bruit glacial et désespéré ; le monde semblait désert, je regardais en avant, la poussière seule s’élevait parfois en tourbillons et montait jusqu’au haut des arbres.

« J’ai rencontré un roulier, je lui ai demandé s’il n’avait pas croisé de voitures depuis deux ou trois heures, et quelles voitures c’étaient. Il me dit avoir vu une calèche de louage arriver au premier village que je rencontrais comme il en partait lui-même ; il ajouta que je les rejoindrais peut-être, car il fallait que les chevaux se rafraîchissent, et la côte qui suivait était rude à monter.

« J’étais heureux, j’allais les revoir, leur parler, lui parler encore, ne fût-ce qu’un mot, il le fallait.

« Au haut d’une colline, je m’arrêtai pour prendre haleine, et dans le fond de l’horizon j’aperçus des toits en tuile. C’était là le village où ils étaient, leur voiture y était, elle y était, il me semblait la voir au loin ; je courus, je courus de toute ma force.

« J’y arrivai. Je ne me rappelle plus rien, il y avait seulement, sur un vieux pont, un moulin qui m’éclaboussa en passant ; après le pont la côte commençait. La rage me redonna des forces et je voulus la monter, mais, n’en pouvant plus, je tombai à un détour sur le bord de la route, la mort dans l’âme, râlant, brisé.

« Je relevai la tête ; au loin, au milieu de la ligne