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cuper de moi. Puisse-t-il être repoussé dans toutes ses demandes et voir tous ses absurdes projets avorter dès le premier jour !

« Comprends-tu cela, Henry, le comprends-tu ? moi, dans un bureau ! moi commis, moi écrivant des chiffres, copiant des rôles, maniant des registres ou des livres, comme ils appellent ça, des livres en peau verte, à tranches jaunes, et garnis de coins en cuivre ! être là du matin au soir, côte à côte avec des garçons de bureau, des domestiques à cent francs par mois ! venir tous les jours à 9 heures du matin, s’en aller à 4 heures du soir, et revenir le lendemain et le surlendemain, et ainsi pendant toute la vie, ou plutôt jusqu’à ce que j’en meure, car j’en mourrai de rage et d’humiliation ! Donc j’aurai un maître, un supérieur, un chef à qui il faudra obéir, à qui j’irai porter la besogne, l’ouvrage, et qui sera là, assis dans son fauteuil, à examiner tout, à compter les virgules passées, les lignes de travers, les mots oubliés, et qui me grondera sur ma mauvaise écriture, et me bousculera comme un valet !… Patience ! patience ! je suis bien décidé à ne pas me laisser mener par eux et à tous les envoyer promener de manière à ce qu’ils ne s’y refrottent plus ; je veux d’abord me faire renvoyer dès la première semaine, c’est un parti pris, et puis après, nous verrons. À moins qu’on ne me fasse bottier, sans doute, ou garçon épicier, il ne manquerait plus que ça !

« Ô mon pauvre Henry ! est-ce là ce que nous avions rêvé ensemble ? Te rappelles-tu la belle vie que nous nous étions arrangée autrefois, et comme nous en causions en promenade ? Nous devions demeurer dans la même maison, tous les matins jusqu’à midi nous aurions travaillé, chacun à notre table ; à cette heure-là on se serait lu ce qu’on aurait fait. Alors nous serions sortis, nous aurions été aux bibliothèques, aux musées, le soir dans les théâtres ; rentrés chez nous et avant de nous coucher, nous aurions encore