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le génie du sauvage.

Arrête ! Arrête !

Non ! non ! reste à te balancer dans le hamac de jonc, à courir sur ta jument, à dépouiller le léopard de sa robe ensanglantée. Eh quoi ! l’eau du lac est pure, les chênes sont hauts, et ta femme n’est-elle pas blanche ? Ne te rappelles-tu plus ces nuits de délices sur le gazon plein de fleurs, quand les arbres avaient des feuilles, que la lune éclairait le ruisseau, et que les vents de la nuit, pleins de parfums et de mystères, séchaient les sueurs de vos membres fatigués ? Eh quoi ! vois donc le même soleil qui se couche dans l’horizon, il est plus rouge que de coutume, il y a du sang derrière, il y a du malheur dans l’avenir… Comme la mousse est fraîche et verte, comme le torrent mugit, plein d’écume ! Te faut-il donc d’autres fleurs que celles des bois, d’autre musique que la cascade qui tombe, d’autre amour que les baisers d’Haïta, d’autre bonheur que ta vie ?

Non ! tu as en toi du plomb fondu qui te brûle, ton cœur est un incendie, prends garde ! avant qu’il ne soit cendres ton corps tombera de pourriture et d’orgueil.

D’autres comme toi sont partis, hélas ! vers la cité des hommes. Un soir ils ont dit un éternel adieu à leur femme, à leur foyer ; ils ont quitté la vallée et la montagne, le rivage que la vague chaque jour venait baiser de sa lèvre écumeuse ; leurs femmes pleuraient, le foyer ne brûlait plus, le chien aboyait sur le seuil et regardait la lune, la cavale hennissait sur l’herbe.

Et on ne les a plus revus ! car un démon les a pris et les a perdus dans l’espoir qu’ils avaient, comme ces feux qui font tomber dans les fleuves.

Ils sont allés longtemps. Mais qui pourra dire toute la terre qu’ils ont foulée ! Successivement ils ont passé à travers tout, et tout a passé derrière eux ; la route