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Shakespeare, qu’est-ce que cela prouve ? Corneille, Racine, qu’est-ce que cela prouve ? Se nourrit-on avec des vers, s’habille-t-on avec des peintures, mange-t-on des statues ? Raphaël et Michel-Ange, qu’est-ce que cela prouve ? Citez-moi des noms qui ont servi au genre humain, ceux de Pitt et de Jacquart, mais vos poètes, vos artistes, rêveurs vaniteux qui meurent de faim et demandent des statues !

Ah ! insensés ! est-ce que l’âme aussi n’a pas ses besoins et ses appétits ? et si vous ne sentez pas en vous-mêmes cet instinct, qui demande à se nourrir non pas de vos denrées, à se réchauffer non pas de vos forêts, à se vêtir non pas de vos étoffes soyeuses, mais à faire quelque chose de grand et à satisfaire cette âme qui a une soif immense de l’infini et à qui il faut des rêveries, des vers, des mélodies, des extases, qui a besoin de se réchauffer au feu du génie, et de s’entourer de mysticisme, de poésie, eh bien, si vous ne sentez pas cela en vous, de quel droit venez-vous me parler d’intelligence et de pensée ? il n’y a rien de commun entre vous et moi.

Pour un esprit qui bâtit et détruit, qui marchande et qui trompe, je vous l’accorde, mais pour une âme, je vous la refuse ; vous n’en avez point.

C’est vous qui ne voyez dans les lettres que la comédie qui vous fait rire malgré vous, comme les farces de la foire, dans un tableau que des couleurs broyées et étalées sur des toiles, et dans l’architecture quelque chose qui peut vous bâtir des douanes et des entrepôts.

Je vous abandonne de grand cœur le luxe, le commerce, l’industrie, les ports et les manufactures, les étoffes et les métaux, mais laissez-moi pleurer au théâtre, laissez-moi écouter Mozart, regarder Raphaël, contempler tout un jour les vagues de l’Océan ! laissez-moi mes rêveries, ma futilité, mes idées creuses ; votre bon sens m’assomme, votre positif me fait horreur.

Ce qu’on regarde maintenant comme d’une utilité