Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/227

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en a deux que j’ai repoussés par caprice et qui se sont tués, leur mort ne m’a point touchée, pourquoi mourir ? que n’ont-ils plutôt tout franchi pour m’avoir ? Si j’aimais un homme, moi, il n’y aurait pas de mers assez larges ni de murs assez hauts pour m’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Comme je me serais bien entendue, si j’avais été homme, à corrompre des gardiens, à monter la nuit aux fenêtres, et à étouffer sous ma bouche les cris de ma victime, trompée chaque matin de l’espoir que j’avais eu la veille !

Je les chassais avec colère et j’en prenais d’autres, l’uniformité du plaisir me désespérait, et je courais à sa poursuite avec frénésie, toujours altérée de jouissances nouvelles et magnifiquement rêvées, semblable aux marins en détresse, qui boivent de l’eau de mer et ne peuvent s’empêcher d’en boire, tant la soif les brûle !

Dandys et rustauds, j’ai voulu voir si tous étaient de même ; j’ai goûté la passion des hommes, aux mains blanches et grasses, aux cheveux teints collés sur les tempes ; j’ai eu de pâles adolescents, blonds, efféminés comme des filles, qui se mouraient sur moi ; les vieillards aussi m’ont salie de leurs joies décrépites, et j’ai contemplé au réveil leur poitrine oppressée et leurs yeux éteints. Sur un banc de bois, dans un cabaret de village, entre un pot de vin et une pipe de tabac, l’homme du peuple aussi m’a embrassée avec violence ; je me suis fait comme lui une joie épaisse et des allures faciles ; mais la canaille ne fait pas mieux l’amour que la noblesse, et la botte de paille n’est pas plus chaude que les sofas. Pour les rendre plus ardents, je me suis dévouée à quelques-uns comme une esclave, et ils ne m’en aimaient pas davantage ; j’ai eu, pour des sots, des bassesses infâmes, et en échange ils me haïssaient et me méprisaient, alors que j’aurais voulu leur centupler mes caresses et les inonder de bonheur. Espérant enfin que