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passent devant ce sarcasme colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants.

Il y avait derrière Rabelais tout un moyen âge sombre et terrible ; les longues douleurs du peuple, ses haines contre le seigneur et contre le prêtre étaient vieilles, depuis longtemps les croyances et les servitudes pesaient également ; mais la vieille société vivait encore avec ses tyrannies pour le corps, ses entraves pour la pensée, le seigneur était encore dans son donjon, le prêtre dans sa riche et grasse abbaye, le pape dans sa monstrueuse ville de Rome. Mais tout à coup il survient un homme (et pour que la raillerie soit plus forte, un moine !) qui se met à écrire un livre, un livre sans suite, sans formes, à la pensée vague, peut-être sans plan prémédité, sans idée fixe, mais plein de railleries mordantes et cruelles contre le seigneur malgré son armée, contre le prêtre malgré sa sainteté, contre le pape malgré ses bulles ; la vieille cathédrale gothique est toute dégradée, toute salie, toute souillée ; tout ce qu’on a jusqu’alors respecté depuis des siècles, philosophie, science, magie, gloire, renommée, pouvoir, idées, croyances, tout cela est abattu de son piédestal, l’humanité est dépouillée de ses robes de parade et de ses galons mensongers ; elle frémit toute nue sous le souffle impur du grotesque qui la serre depuis longtemps, elle est laide et repoussante, Panurge lui jette à la tête ses brocs de vin, et se met à rire. Et au milieu de tout cela, les aperçus les plus fins sur la nature de l’homme, les nuances les plus délicates du cœur, les analyses les plus vraies, des scènes qu’eût avouées Molière et qui ont fait pâmer de rire nos aïeux, qui avaient plus d’esprit que nous et qui lisaient les bons auteurs du bon vieux temps. Ce n’est ni la pointe acérée et aiguisée de Voltaire, avec son rire perçant, sa bile recuite, sa morsure envenimée, ni la colère naïve et déclamatoire de Jean-