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grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l’esprit de chaque province, de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original ; ils l’amalgament, ils l’arrangent, puis ils le rendent transformé dans l’art.

Quand Rabelais vint à naître, c’était l’année 1483, l’année de la mort de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le moine allait abattre la papauté, c’est-à-dire tout le moyen âge, le guerrier et le prêtre. Mais le peuple lassé de l’un et de l’autre n’en voulait plus. Il s’était aperçu que l’homme d’armes le mangeait, que le prêtre l’exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s’était contenté d’inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales, de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le Roman de la Rose, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse. Mais il fallait quelque chose de plus : une révolte, une réforme. Le symbole était vieux, et même dans le symbole le mystère, la poésie ; et c’était un besoin général de sortir des entraves, d’entrer dans une autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l’Église avec un corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue de serpent, avait couru l’Europe entière. C’était l’époque de Commines, de Machiavel, de l’Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait Léon X qui ne valait guère mieux. L’orgie intellectuelle allait venir. Elle sera longue et finira avec du sang. Au xviiie siècle elle s’est renouvelée et a fini de même.

C’était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses débauches, devant tant de choses démolies et devant