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leurs œuvres dans les revues, levèrent la tête et jurèrent sans même parler français. Et les journalistes ! quelle colère ! quelle sainte indignation que celle de ces paillasses littéraires ! Vingt journaux s’en emparèrent, et chacun fit là-dessus quinze articles à huit colonnes avec des suppléments, on en placarda sur les murs, ils les applaudissaient, ils les critiquaient, faisaient la critique de leur critique et des louanges de leur louange ; on en revint à l’évangile, à la morale et à la religion, sans avoir lu le premier, pratiqué la seconde ni cru à la dernière ; ce fut pour eux une bonne fortune, car ils avaient eu le courage de dire, à douze, des sottises à deux, et un d’eux, même, alla jusqu’à donner un soufflet à un mort. Quel dithyrambe sur la littérature, sur la corruption des romans, sur la décadence du goût, l’immoralité des pauvres poètes qui ont du succès ! Quel bonheur pour tout le monde, qu’une aventure pareille, puisqu’on en tira tant de belles choses, et, de plus, un vaudeville et un mélodrame, un conte moral et un roman fantastique !

Cependant ils étaient sortis et avaient bientôt traversé la ville, au milieu de la foule scandalisée et réjouie. La nuit venue, ils étaient hors barrière, ils s’endormirent tous les trois (sic) au pied d’un mulon de foin, dans la campagne.

Les nuits sont courtes en été, le jour vint, et ses premières blancheurs saillirent à l’horizon de place en place ; la lune devint toute pâle et disparut dans le brouillard gris. Cette fraîcheur du matin, pleine de rosée et du parfum des foins, les réveilla ; ils se remirent en route, car ils avaient bien encore une bonne lieue à faire, le long de la rivière, dans les herbes, par un sentier serpentant comme l’eau. À gauche, il y avait le bois, dont les feuilles toutes mouillées brillaient sous les rayons du soleil, qui passaient entre les pieds des arbres, sur la mousse, dans les bouleaux ; le tremble agitait son feuillage d’argent, les peupliers