Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il roulait sur l’herbe, c’est dans son bouclier qu’il dormait ; c’est dans ce vieux lit-là qu’il naquit.

De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l’hiver, elle déborde à droite dans le marais.

Il s’en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil qui se retirait à l’horizon, et les bœufs couchés à l’ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.

Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui, comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée lui apparut avec un diadème d’or, elle répandit devant lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.

Il était venu dans la ville, le cœur tout gonflé d’espérance, joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la vie future qu’il comblait de félicités sans bornes et d’enthousiasmes immenses. Agité depuis longtemps par son âme, remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu être poète.

Poète, c’est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l’âge, marcher de dégoût en dégoût, s’avancer dans le monde et voir l’illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours ces fruits qu’on a rêvés, qu’on a sentis, et dont la saveur prématurée est venue jusqu’à nous. Être là, présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme, devant ce monde si froid, si railleur ; s’épuiser, donner son sang, ce qui est plus que son sang, son cœur ; le verser à plein bord dans des vers qu’on a ciselés comme du marbre, et tout cela pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu’on le casse, pour qu’on le broie, pour qu’on le pétrisse