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là sur le flanc, ivre mort, le dégoût plein le cœur, le corps fatigué, l’œil morne et béant ; la volupté le lasse, elle l’a remué, chatouillé, irrité, puis elle l’a pris, l’a brisé comme un roseau, et l’a jeté ensuite dans la satiété et l’ennui, l’ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l’âme et l’écrase.

Et Yuk est encore là avec son ignoble figure ; il bave sur la pourpre, il casse le marbre et fond l’or ; il brise les statues, il boit les vins et crache sur les mets ; il prend les femmes, les épuise depuis la tête jusqu’aux pieds, depuis les larmes jusqu’au rire, le corps et l’âme ; il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté, abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la noblesse ; le voilà qui s’établit comme un roi dans la volupté et qui la rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.

Smarh se met à rire lui-même et à mépriser la chair ; il se relève, dresse la tête et s’écrie :

— Satan ! Satan ! je ne veux pas de tes joies ; autre chose ! Allons, un cheval ! une armée ! des batailles ! du sang ! j’en veux à y noyer des peuples ! Crois-tu donc que je suis fait pour m’endormir dans la mollesse et m’abrutir dans les voluptés ? Arrière tout cela ! te dis-je, je veux être grand, immense ; je veux être un des souvenirs du monde, et le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre pieds de mon cheval.

Et le voilà parti comme la flèche que l’arc tendu a lancée en avant, il traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe les Alpes, l’Hymalaya, traverse les océans, les déserts, il va.

Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires ; quelquefois il vient s’abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d’hommes, se couvrir de cadavres comme des épis fauchés ; il va toujours.