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LE NUMÉRO TREIZE

d’encre et s’asseyant devant la table de noyer massif.

Il mettait ses grandes besicles rondes cerclées d’argent et il lisait.

Il lisait !… ce mot faisait éclore pour moi plus de merveilles que tous les contes de Mathurine : il lisait… quoi ! en jetant les yeux sur une page tachée de petits signes ; il s’identifiait à la pensée d’un inconnu ! il pouvait répéter mot pour mot les propres paroles que cet inconnu aurait dites ! Il lisait… quoi ! une barre, un trait, et la pensée était fixée pour toujours sur ce parchemin… à tout instant, et d’un coup d’œil, on pouvait la saisir — on pouvait la voir — elle se faisait réellement visible !…

Oh ! savoir lire ! comprendre ! disais-je avec désespoir en pressant mon front dans mes mains ; puis, je me calmais un peu ; l’oncle prenait sa plume, sa plume aux longues barbes soyeuses, la trempait dans l’encrier tout en réfléchissant, et voilà que, subitement, elle courait, courait sur le parchemin jaune… à peine mes yeux pouvaient la suivre.

Quelle étrange chose ! songeais-je : cette page est comme le portrait de sa pensée ; il n’a qu’à vouloir, la peinture est faite, et si fidèlement, qu’aucun peintre n’arrivera jamais à une si parfaite ressemblance.

Que n’ai-je pu aller à l’école ! Mais, c’est bon pour les gens de la ville, l’école ! un garçon de village n’a pas de temps à perdre pour ça, au dire des anciens. Ont-ils raison ?