Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les exclamations que provoquait la lugubre découverte, je n’avais plus à craindre d’être rejoint.

Le pauvre Barret ne s’était malheureusement pas trompé : il avait son affaire. Mon bâton d’épine avait dû lui casser quelque chose dans la colonne vertébrale. Il traînailla plusieurs mois, souffrit affreusement, puis mourut. Jamais, au cours de son agonie, il ne voulut parler du drame dont il était victime. Quand on lui demandait qui l’avait frappé, il répondait invariablement :

— C’est quelqu’un qui en avait le droit ; c’est bien fait pour moi… Et il défendit absolument à ses parents de porter plainte.

Les deux complices de la victime n’avaient pas à faire de confidences qui eussent provoqué la confession de leur triste rôle. J’avais moi-même tout intérêt à ne rien dire. Les parents de Barret, s’ils eurent des doutes, s’abstinrent de les divulguer. La justice ne fut donc pas informée, et, après les mille suppositions du début, on ne parla plus de cet événement qui resta pour tout le monde mystérieux et inexplicable.

Ayant agi en état de légitime défense, ou presque, je n’avais rien à regretter. Mais c’est tout de même ennuyeux de se dire qu’on a causé la mort d’un homme, dans ces conditions-là, du moins car il y a des cas où c’est, paraît-il, une action très méritoire : mon oncle Toinot était si fier d’avoir tué un Russe ! souvent l’image du malheureux et les détails de cette triste nuit sont revenus assaillir ma pensée. Je ne dirai pas que ce souvenir a empoisonné ma vie : non, certes ! Mais il m’a causé bien des embêtements intimes.

Après l’événement, je ne tardai pas à rompre avec la Thérèse. Ses parents me mirent en demeure de l’épouser tout de suite ou de ne plus la fréquenter. Ils avaient entendu dire que mon père ne pourrait pas m’assurer