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fossé et lui bassinai de nouveau le visage, les mains, les poignets : il rouvrit les yeux, se remit à geindre sans me rien dire. Dès que je fus un peu reposé, je le repris dans les mêmes conditions que la première fois, et la marche lugubre recommença. Barret eut des hoquets qui me semblèrent marquer son agonie. Le drap blanc que j’avais passé en travers sur mon cou se marbra de rouge à proximité de sa bouche ; le sang venait de nouveau. Je me félicitai intérieurement de ce que le linceul préservait mes effets, empêchait ma blouse de recevoir des traces de sang qui n’eussent pas manqué le lendemain, chez nous, de me valoir un interrogatoire embarrassant. Je m’efforçai de marcher plus vite, tellement anxieux et énervé que je ne sentais plus le poids de mon fardeau. Ma force était comme décuplée. Et mon cœur, un moment amolli, était redevenu de marbre ; j’entendais distraitement et sans en être affecté les modulations diverses de ma victime, indiquant le degré de torture qu’elle subissait.

Après une grande heure de marche, j’arrivai dans la cour de Fontivier. Les chiens eurent des abois furieux et vinrent en grognant me flairer ; craignant qu’ils ne donnent l’éveil aux gens, je m’efforçai de les amadouer par des paroles douces. Je suivis le mur de l’unique corps de bâtiment de la ferme et parvins à la porte de la maison où je posai le malheureux qui geignait toujours de façon lamentable ; je le couchai dans l’embrasure sur son suaire de fantôme. Puis, ayant donné deux grands coups de pied dans la porte, je me sauvai par un sentier de chèvre qui, en arrière des bâtiments, dévalait brusquement au travers des cultures. Les chiens me poursuivirent un peu avec des jappements toujours fâchés, mais je fus bientôt hors de leur atteinte. Et quand, dans le silence de la nuit, j’entendis les crissements du verrou qu’on tirait et de la porte qu’on ouvrait, puis