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tinuant leurs cris, tendant vers moi leurs grands bras menaçants. D’un geste désespéré, mon gourdin fendit l’air, s’abattit sur le travers d’un des trois êtres qui s’affaissa avec un long cri plaintif — très humain cette fois. Sans demander leur reste, les autres détalèrent prestement au travers d’un champ.

À mes pieds, le fantôme à présent gémissait, râlait, de façon lamentable. Et il proféra entre deux plaintes :

— Tu m’as tué, cochon, tu m’as tué !…

Je déroulai les serviettes et le drap qui masquaient le malheureux et je reconnus le petit Barret, de Fontivier, un garçon de deux ans plus jeune que moi avec qui j’étais très bien. Je lui demandai où je l’avais frappé.

— C’est dans les reins, gémit-il. Tu m’as cassé les reins, je ne peux pas me remuer.

Ses compagnons étaient les deux Simon, de Suippière, des amis d’enfance avec lesquels j’étais brouillé depuis un certain temps. Je les appelai l’un après l’autre, mais ils ne me répondirent pas. Barret eut un spasme ; il vomit du sang, je crus qu’il allait passer. J’avais bien envie de m’en aller, de le laisser crever tout seul là, dans la nuit, non pas pour me venger cruellement, mais plutôt par égoïsme, parce que je prévoyais que j’allais avoir grand’peine à le secourir. Je fouillai mes poches et pus y découvrir quelques allumettes. À la lueur de l’une d’elles, je distinguai ses traits décomposés, ses yeux suppliants, le sang rouge qui sortait encore de sa bouche. Une grande pitié me prit et un chagrin immense. Je descendis jusqu’à l’extrême bord de la mare dans laquelle je mouillai l’une des serviettes qui avaient servi à lui envelopper les bras ; j’humectai son front, ses tempes, le creux de ses mains ; je nettoyai sa bouche. Il parut se remettre un peu.