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avait pour passer qu’un étroit sentier, le terrain étant coupé par une grande mare à l’eau verdâtre où croissaient des roseaux et qu’entouraient des ormes bizarrement penchés. Deux rangées de vieux chênes jamais élagués régnaient tout auprès. Et la forêt était à cinq minutes. Ce lieu désert et un peu mystérieux était dénommé le rendez-vous des sorciers, et, certes, il n’était pas agréable de passer là tout seul en pleine nuit : les cris des hiboux y semblaient plus lugubres et le bruit du vent dans les feuilles avait une insistance particulière, une sonorité inquiétante. Sans avoir précisément peur, ce n’était pas sans une certaine appréhension que je m’engageais dans cet espace.

J’étais passé plusieurs fois déjà sans rien voir d’anormal. Mais, certaine nuit sans lune, comme j’arrivais a quelques dix mètres du bord de la mare, surgit soudain d’entre les ormes une forme blanche qui se mit à faire des cabrioles… Puis une autre survint, et une troisième qui firent de même. Un frisson de terreur me parcourut tout entier, mais je ne perdis pas mon sang-froid. J’étais muni d’un solide gourdin d’épine ; je l’assurai dans ma main et continuai d’avancer, bien résolu à en user contre les fantômes s’ils tentaient de me barrer le passage. Après avoir gambadé quelques instants en silence, ils se campèrent tous trois de front dans le sentier et se mirent à pousser, simultanément d’abord, puis alternativement, d’horribles cris gutturaux. Ils étaient effrayants : les linceuls blancs qui les drapaient masquaient leurs formes ; on ne leur voyait ni tête ni jambes ; seulement ils agitaient, tout blancs aussi, des bras d’une longueur démesurée. Quand je fus à cinq pas d’eux :

— Attendez-moi, les gas ! fis-je avec une énergie dont je ne me serais pas cru capable.

Au lieu de se détourner, ils m’entourèrent en con-