Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la neige, puis, prestement, j’amenai la pointe de ma baïonnette en vue de sa poitrine… Alors le malheureux me fixa de ses deux grands yeux blancs pleins d’épouvante et de supplication :

— « Francis bono !… Francis bono !… disait-il. »

» Je compris que ça signifiait « Bon français » et qu’il me suppliait de ne pas le tuer. Mais je n’étais guère d’humeur à montrer de l’indulgence : il y avait huit jours qu’on ne mangeait rien que de rares morceaux de cheval mort, tout crus :

— « Oh ! ça, mon vieux cochon, tu peux te fouiller !… Tu ne m’aurais pas ménagé, toi, si je ne t’avais pas vu à temps ; tu as voulu me tuer : je te tue… »

Je ne lui fis pas tout ce discours, vous pensez bien. Mais ces choses-là me passèrent par la tête en l’espace d’un éclair. Je lui fourrai ma baïonnette dans le ventre avec une telle force qu’elle le perça de part en part…

Un petit frisson d’horreur passa autour de la tablée, un instant silencieuse. Tous les regards se portèrent sur cet homme qui avait tué un homme. Lui jouissait de son triomphe. Il but deux verres de vin et, pour continuer d’attirer l’attention, se mit à chanter des chansons de l’armée, très croustillantes, qui émoustillèrent tout le monde. Ma grand’mère lui dit que ce n’était pas convenable de chanter cela à cause des enfants. Il est vrai qu’à la petite table nous étions tout oreilles et que plus d’un couplet nous intriguait fort.

La porte extérieure s’ouvrit sous une poussée brusque. Une dizaine d’individus bizarrement attifés entrèrent à la file et se mirent à crier, à sauter, à faire des contorsions et des grimaces. Presque tous étaient habillés en femmes, ou bien en costumes hétéroclites, partie hommes et partie femmes. Ils avaient d’énormes nez postiches dans des figures enfarinées. Quelques-uns, avec du noir de