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logis. S’en allaient aussi quelques fermiers à cheval, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs cache-nez. L’un d’eux, qui avait un gros cheval blanc, s’arrêta en m’apercevant :

— D’où donc es-tu, mon p’tit gas ?

— De Meillers, m’sieu, fis-je en balbutiant, les dents claquantes.

— Tu n’es pas le petit Bertin, du Garibier ?

— Si, m’sieu.

— Et ton père n’est pas encore venu te rejoindre ?

— Non, m’sieu.

— Voilà qui est fort, par exemple !… Il se sera mis en noce, pardi !… Eh bien, mon garçon, je devais t’amener ; mais dans ces conditions, impossible… tu ne peux pas laisser tes cochons. Donne-toi du mouvement, surtout, ne te laisse pas engourdir par le froid.

Après ces sentencieux conseils, le monsieur éperonna son cheval et disparut bientôt dans le brouillard. Je n’eus pas de peine à comprendre qu’il était M. Vernier, et je m’attristai profondément en songeant à ce qu’il m’avait dit au sujet de mon père :

— Voilà qui est fort, par exemple !… Il se sera mis en noce…

Cette chose, à laquelle je n’avais pas encore pensé, me semblait maintenant très vraisemblable. Mon père sortait bien rarement, et, lorsqu’il allait à la messe à Meillers, il rentrait d’habitude tout de suite après. Mais les jours de foire il était parfois moins sage. Il m’était arrivé de me coucher avant qu’il ne soit rentré. Les lendemains de ces jours-là, il paraissait malade et ennuyé et ma mère avait, surtout à son égard, son air le plus brutal ; elle le plaignait pourtant d’avoir la tête trop faible, pas assez d’énergie pour résister aux entraînements du hasard. Tous les anciens faits de ce genre me revinrent en mémoire et je ne doutai plus