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rares instants où ils ne bougeaient pas, je portais obstinément mes regards sur l’entrée de la ruelle par où mon père s’en était allé avec l’espoir, toujours déçu, de le voir réapparaître. Et, de plus en plus, j’étais pris par l’ennui, par le froid, par la faim.

Il y avait longtemps, longtemps que j’étais là, quand j’entendis sonner trois heures à l’horloge de la tour de la Sainte-Chapelle. Cette tour et les trois autres, plus éloignées, qui sont les derniers vestiges de l’ancien château, je les devinais plus que je ne les voyais : assombries naturellement par les siècles, elles apparaissaient plus sombres encore sous le ciel gris, noyées et presque indistinctes dans la grande brume du soir givreux. Au-dessous, la ville formait une masse également informe et vague où rien ne tranchait et d’où ne venait aucun bruit : elle semblait anéantie par quelque invisible catastrophe. La place de l’église où j’étais cadrait bien avec l’ensemble triste de tout. Ils étaient tristes, ses grands arbres à la nudité voilée de paillettes blanches, et ses arbustes buissonneux, tout blancs aussi, et son carré de gazon nu qui craquait sous mes pas, et son bassin rectangulaire dont les glissades des gamins avaient meurtri la glace terne. Au fond, l’église, aux massives portes fermées, semblait hostile à la prière et à l’espoir. À droite, dans un jardin aux murs élevés, un château tout neuf, avec deux tours carrées, avait des allures de prison. En bordure du chemin de Meillers, face à l’église, une belle maison à un étage était lugubre aussi parce qu’à ses murs grimpaient de vilains reptiles noirs — qui étaient sans doute, en été, de belles plantes vertes. — Venait ensuite une rangée de basses chaumières que précédait une ligne uniforme d’étroits jardinets : maisons de journaliers probablement, sauf une, vers le milieu, dont le locataire était savetier, ainsi que l’attestait la grosse botte suspendue au-des-