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Cha tient au corps au moins, chette choupe-là ; elle est plus bonne que chelle de chez vous…

Quand ils eurent tous les quatre vidé leur bidon de soupe, le plus vieux, qui avait la barbe grise, souleva des copeaux et mit à découvert le couvercle de la marmite ; un gros morceau de lard rance s’y trouvait, dont il fit le partage. Chacun prit sa portion sur une tranche de pain noir qui ne me parut pas valoir beaucoup mieux que le nôtre, bien qu’il vînt d’un boulanger de Bourbon. Et quand ils eurent mangé, ils se rafraîchirent à tour de rôle au tonnelet, qu’ils tenaient suspendu à la force des bras au-dessus de leur bouche ramenée à la position horizontale.

Après qu’il eut fini, le plus jeune déclara, en s’essuyant du revers de sa manche :

— Le roi Louis-Philippe n’a peut-être pas déjeuné aussi bien que moi.

La veille au soir, à Bourbon, où il était allé chercher des outils en réparation, il avait entendu dire que Paris en révolte avait chassé l’ancien roi, que le drapeau blanc à fleur de lis était remplacé par le drapeau aux trois couleurs, et enfin que le nouveau souverain s’appelait Louis-Philippe.

Le chef de chantier, le scieur à barbe grise, que le récit de son compagnon avait paru intéresser beaucoup, émit alors son opinion.

— Puisqu’on a tant fait que de changer, c’est le pequi Napoléon qu’on aurait dû faire venir.

— Oui, pour qu’il fasse tuer du monde et dévaster des pays comme faisait son père, dit un autre d’une voix ironique.

— C’est une bonne République, que j’aurais voulu, moi, reprit le jeune, une bonne République pour embêter les curés et les bourgeois.

— Allons voir aux fraises, me dit mon ami.