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trop tôt une branche flexible qu’il avait écartée pour le passage : elle revint me fouetter le visage et me fit grand mal. En toute autre circonstance j’eus certainement pleuré, mais en compagnie de cet étranger je refrénai mes larmes. Lui, ayant eu conscience de la chose, se retourna pour me demander si ça m’avait fait mal. Je dis non d’une voix presque naturelle : je fus stoïque.

Pour arriver jusqu’au chantier, il nous fallut bien vingt minutes. Trois hommes travaillaient là, au milieu d’un abatis de chênes géants. Ils avaient de longues barbes et de longs cheveux, et ils manœuvraient, de leurs longs bras, de longues cognées. Des planches étaient débitées déjà, et des poutres et des solives. Sur un chevalet, une bille énorme était maintenue avec de grosses chaînes. Quatre bidons noirs trônaient côte à côte sur un reste de cendre grise. Une marmite, veuve de son couvercle, gisait à proximité de la cabane de refuge faite de branches et de mottes, dont le toit touchait le sol. Et le ciel projetait sa grande lumière, et le soleil dardait ses rayons vifs, sur cet espace découvert, sur cet espace soustrait momentanément au grand mystère environnant. Des bergeronnettes, des hirondelles faisaient la chasse aux moucherons qui s’y ébattaient par essaims nombreux.

Les travailleurs interrompirent l’équarrissage, et, après avoir questionné leur confrère sur mon compte, ils déclarèrent en riant qu’ils feraient de moi un chieur de long ; puis ils prirent chacun leur bidon et s’installèrent sur une bille pour manger.

— Soupe de chieur, tu vois, pequi, me dit mon ami ; il faut que la cuiller reste piquée dedans.

En effet, il planta au milieu la cuiller qui n’oscilla pas : c’était une pâtée épaisse sans aucune trace de bouillon. Il eut encore une phrase qui me fit rire et que je n’ai point oubliée :