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À vrai dire, le coup était rude ! J’avais passé dans cette ferme de la Creuserie vingt-cinq années de ma vie, les meilleures années de ma pleine maturité, et l’opinion m’identifiait à elle. Pour tous les voisins, pour tous ceux qui me connaissaient bien, n’étais-je pas « Tiennon, de la Creuserie » et pour les autres « le père Bertin, de la Creuserie. » À tous, ma personne semblait inséparable du domaine ; il paraissait impossible de disjoindre nos deux noms liés par l’accoutumance. Et n’étais-je pas lié moi-même en effet à chacune des parties de ce domaine ? à cette maison qui avait été si longtemps ma maison ; à cette grange où j’avais entassé une telle somme de fourrage ; à ces étables où j’avais soigné tant d’animaux ; à ces champs dont je connaissais les moindres veines de terrain, les parties d’argile rouge, d’argile noire ou d’argile jaune, les parties caillouteuses et pierreuses, comme celles en terre franche et profonde ; à ces prés que j’avais vingt-cinq fois tondus ; à ces haies que j’avais taillées, à ces arbres que j’avais élagués et sous lesquels je m’étais mis à l’abri par les temps pluvieux, à l’ombre par les temps de chaleur. Oui, j’étais lié puissamment, lié par toutes les fibres de mon organisme à cette terre d’où un monsieur me chassait sans motif parce qu’il était le maître !

Des choses alors me passèrent par la tête auxquelles jamais auparavant je n’avais songé. Je me pris à réfléchir sur la vie, que je trouvais cruellement bête et triste pour les pauvres gens comme nous. Jamais de plaisir : le travail ! le travail ! toujours le travail ! L’hiver s’atténue, les beaux jours reviennent : il faut vite en profiter pour semer les avoines, herser les blés, bêcher. Avril survient et la douceur ; les pêchers sont roses et les cerisiers blancs, les bourgeons s’ouvrent, les oiseaux chantent ; tout cela est bien beau pour ceux qui ont