Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/206

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Prends donc, ça te remettra…

Mais sa sœur intervint :

― Maman a défendu qu’on lui en donne parce que ça lui fausserait le goût… Tu sais bien qu’il n’est pas un petit garçon comme toi ; lui et ses parents sont les instruments dont nous nous servons.

J’éprouvai un grand malaise, un sentiment de colère et de révolte, quand mon pauvre gas me rapporta ces paroles. Ce ne fut pas assurément à la vicieuse fillette que j’en voulus, mais bien à sa mère, qui lui inculquait ainsi le mépris des travailleurs. Je me pris à haïr cette grande molle aux allures langoureuses et au regard hautain qui passait ses journées, — disaient les domestiques, — à demi couchée sur un canapé, en longues flâneries coupées de petites séances de piano.

― Les instruments te valent bien, poupée, pensais-je ; sans eux tu crèverais de misère avec toute ta fortune : car de quelle besogne utile es-tu capable ?

Une autre fois, les enfants jouèrent à l’équipage. Charles, bien entendu, faisait le cheval ; il était attaché dans le haut des bras avec de longues ficelles dénommées guides ; Ludovic en tenait les bouts par derrière, et Mathilde, avec conviction, faisait claquer un petit fouet qui était mieux qu’un jouet.

― Hue ! Hue donc !

Le cheval faisait le rond comme dans un manège autour du conducteur qui ne bougeait guère. Vint un moment où, fatigué, il ne voulut qu’aller au pas. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Mathilde.

― Hue ! Hue donc ! Veux-tu courir !…

Et comme il n’avait pas l’air de vouloir obéir, elle le cingla en pleine figure d’un coup de fouet qui fit un sillage rouge. Charles se mit à pleurer : il pleura silencieusement, ne voulant pas faire d’éclat à cause de la