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remplaçaient le seigle par le froment, qui mangeaient du vrai pain de bourgeois. De ces derniers, par exemple, on parlait avec un peu d’ironie ; on disait qu’ils en faisaient trop, que ça ne tiendrait pas, qu’ils couraient aux abîmes.

Sans aller aussi loin d’un seul coup, tout en continuant de mettre dans chaque sac deux mesures de froment et trois de seigle, j’étais bien décidé à faire sortir le son. Chaque fois que j’envoyais du grain moudre, je faisais la même proposition que Victoire désapprouvait.

— Il faut déjà payer les domestiques assez cher, disait-elle, ce n’est pas la peine de les nourrir au pain blanc.

Désespérant de vaincre la résistance de la bourgeoise, je m’avisai d’un stratagème qui réussit très bien : j’ordonnai au meunier de retirer le son tout en le prévenant d’avoir à dire, en nous ramenant la provision, que la chose avait été faite par mégarde. Victoire elle-même n’osa pas proposer de revenir en arrière. Et, à partir de ce moment, nous eûmes toujours du bon pain, d’autant plus que je baissai progressivement la proportion de seigle, jusqu’à arriver à la supprimer tout à fait quand la moyenne de nos récoltes de blé eut augmenté, du fait de l’adoption de la chaux.

Ce fut un beau jour pour moi que le jour où je vis trôner sur la table la miche réservée de mon enfance et que je taillai dans cette miche appétissante le pain de tout le monde. Les jeunes d’aujourd’hui trouvent médiocre notre pain de bon froment pour peu qu’il soit un peu dur. Ah ! s’ils en étaient privés, remis pour quelque temps au pain noir et graveleux d’autrefois, ils apprendraient alors à l’apprécier comme il le mérite !