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Il tira coup sur coup trois bouffées de sa grande pipe en écume de mer qu’il retira ensuite de sa bouche :

— L’école, l’école… Et pourquoi faire, sacrebleu ? Tu n’y es pas allé, toi, à l’école : ça ne t’empêche pas de travailler et de manger du pain. Mets donc ton gamin de bonne heure au travail ; il s’en portera mieux et toi aussi.

― Pourtant, monsieur Frédéric, il y a des fois que ça rendrait bien service de savoir un peu lire, écrire et compter. Pour qu’il apprenne cela, pour qu’il soit moins bête que moi, je tâcherais de me priver de lui encore quelques années, au moins pendant l’hiver.

— Dis-moi un peu ce que tu aurais de plus si tu savais lire, écrire et compter ? L’instruction, c’est bon pour ceux qui ont du temps à perdre. Mais toi tu passes bien tes journées sans lire, n’est-ce pas ? Eh bien, tes enfants feront de même, voilà tout… D’ailleurs, tu dois savoir qu’une année d’école coûte au moins vingt-cinq francs. Si tu envoies ton aîné en classe, tu ne pourras guère te dispenser de faire la même chose pour les autres : il t’en faudra de l’argent !

— Monsieur Frédéric, j’avais pensé que vous pourriez peut-être m’obtenir pour lui une place gratuite.

— Une place gratuite ! Le nombre en est très limité des places gratuites : il y a toujours dix demandes pour chacune. N’y compte pas, Chose, n’y compte pas… Et je te dis encore de mettre ton gas à garder les cochons, ça vaudra mieux que de l’envoyer à l’école.

M. Frédéric bourrait sa pipe avec rage ; sa voix, ses gestes accusaient de l’impatience. Je compris qu’il tenait à laisser se perpétuer l’ignorance chez les descendants de ses métayers. Je m’en tins là, craignant de le mécontenter en insistant. Et mes enfants n’allèrent pas en classe.