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ma satisfaction était aussi légitime que la leur, et moins propre à inspirer des remords ensuite : car mon succès, à moi, n’exigeait nul sacrifice de vies humaines.

D’autres fois, c’était dans les champs, au cours des séances de travail, que je ressentais cette passagère plénitude de bonheur. C’était surtout aux saisons intermédiaires, quand il faisait bon dehors, quand la brise, caressante comme une femme amoureuse, apportait avec elle des senteurs de lointain, des arômes d’infini, des souffles sains dispensateurs de robustesse. D’être cultivateur, de vivre en contact avec le sol, avec l’air et le vent, un orgueilleux contentement me venait ; et je plaignais les boutiquiers, les artisans qui passent leur vie entre les quatre murs d’une même pièce, et les ouvriers d’industrie emprisonnés dans des ateliers où il fait chaud, où l’air est vicié, et les mineurs qui travaillent sous terre. J’oubliais M. Gorlier, M. Parent ; je me sentais le vrai roi de mon royaume et je trouvais la vie belle.


XXIX


La mise au monde de notre quatrième enfant, — ce petit né avant terme et mort aussitôt, — avait beaucoup fatigué Victoire. Et puis, elle souffrait souvent ; aussi était-elle changée, vieillie. Sa figure avait minci ; ses joues s’étaient creusées ; sa pâleur bistrée s’était accentuée et ses grands yeux noirs s’étaient nimbés d’une large cernure bleue. Elle était prise fréquemment, et parfois simultanément, de coliques d’estomac et de né-