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— Oh ! pas fameux, mes veaux, cette année… Mes moutons n’engraissent pas comme j’aurais cru… Mes bœufs ont travaillé trop tard : je n’en ferai rien…

Quelquefois, les mêmes voisins venaient veiller peu de temps après et je les invitais, comme il est d’usage, à faire un tour aux étables. Alors je jouissais de leur surprise, et les compliments qu’ils m’adressaient m’étaient sensibles. Quand nous menions peser ensemble, quelques jours avant la foire, les bœufs des six domaines, si des étrangers admiraient les miens parmi les autres, ma joie augmentait encore. Elle devenait intense s’il en était de même au champ de foire. Et, pour me faire valoir davantage, je répondais aux complimenteurs :

— Ce n’est pas qu’ils ont eu trop de repos, les pauvres bougres : jusqu’à la fin des semailles ils ont travaillé. Tant qu’aux dépenses, il est difficile d’en faire moins : ils n’ont mangé que deux sacs de farine d’orge et trois cents livres de tourteaux.

— Allons, allons, vous ne les avez pas amenés ainsi avec rien, faisaient les autres, incrédules.

De fait, souvent, je mentais un peu…

Je me fis ainsi dans la contrée une réputation de bon bouvier. On m’avait rapporté ce propos tenu par M. Parent dans une auberge de Franchesse, en présence de deux ou trois gros bonnets :

— Le meilleur de mes laboureux, c’est Tiennon de la Creuserie ; il fait bien valoir et, pour les bêtes, c’est un soigneur comme il y en a peu…

Cette phrase, qui me revenait souvent en mémoire, me grisait. Au cours des pansages, surtout, il m’arrivait de sentir sous ma blouse graisseuse le tic-tac ému de mon cœur. C’est une impression de ce genre que doivent ressentir les généraux lorsqu’ils ont gagné des batailles. Et, ma foi, il me semble que