Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/176

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de Franchesse pour m’acheter du tabac ; mais le temps me semblait long ; j’étais mal à l’aise ; il me prenait des envies de chercher chicane à tout le monde ; je ne trouvais pas de bonne place.

C’était, en somme, une faiblesse excusable, mais la satisfaction intime que j’éprouvais de mon œuvre était à coup sûr le meilleur de mes plaisirs, et le plus sain. Contempler mes prés reverdissants ; suivre passionnément dans toutes ses phases la croissance de mes céréales et de mes pommes de terre ; voir que mes cochons profitaient, que mes moutons prenaient de l’embonpoint, que mes vaches avaient de bons veaux ; voir mes génisses se développer normalement, devenir belles ; conserver mes bœufs en bon état en dépit de leurs fatigues, les tenir bien propres, bien tondus, la queue peignée, de façon à être fier d’eux quand j’allais, en compagnie des autres métayers, faire des charrois pour le château ; engraisser convenablement ceux que je voulais vendre : ma part de bonheur était là. Il ne faut pas croire que je visais uniquement le résultat pécuniaire, le bénéfice légitime qui devait me revenir de ma part de récolte ou de la vente des animaux : non ! Une portion de mes efforts tendait à cette ambition désintéressée de me pouvoir dire :

— Mes blés, mes avoines vont être remarqués. Quand je sortirai mes bêtes à la foire, on va les admirer parce qu’elles sont belles. Ceux de Baluftière, ceux de Praulière, ceux du Plat-Mizot vont être jaloux de constater que mes bœuf sont plus gras que les leurs, et mes génisses meilleures.

Quand nous nous rencontrions avec les voisins, à l’aller ou au retour des champs, ou bien quand nous réparions, l’hiver, les haies mitoyennes, nous parlions toujours de nos bêtes, et j’avais coutume de faire le modeste.