Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/175

Cette page a été validée par deux contributeurs.

à n’être jamais pris au dépourvu. Mais, les mauvaises années, il me fallait mêler à la ration quotidienne une bonne dose de paille et encore j’avais grand’peine à m’en tirer ; je tremblais tout l’hiver, voyant comme ça diminuait vite, de la crainte d’être à la misère en fin de saison. C’est que, quand il faut acheter, pendant un mois seulement, du fourrage pour nourrir un cheptel de vingt-cinq bêtes, le bénéfice de l’année est bien compromis ! Je me chargeais seul de la distribution à tout le cheptel et, les jours de sortie, je manquais rarement l’heure du pansage. Je m’abstenais le plus possible d’aller à l’auberge, sachant bien que le temps passe sans qu’on s’en aperçoive, et qu’on court grand risque de se mettre en retard lorsqu’on est pris à causer avec les autres. Et puis, le souvenir des faiblesses de mon père et le souvenir de la bataille de Saint-Menoux, qui m’avait valu un procès, me hantaient souvent, et me donnaient de la débauche une crainte salutaire.

Ma seule passion était la prise. J’avais augmenté la dose primitive. Il me fallait déjà, lors de mon installation à la Creuserie, pour cinq sous de tabac par semaine et j’en vins progressivement à monter jusqu’à dix sous : j’en suis encore là. En labourant, quand j’arrivais au bout d’un sillon, je m’arrêtais un instant pour examiner le sillon nouveau où j’allais m’engager, afin d’en voir les courbes, pour les atténuer ou les supprimer si possible, et, alors, machinalement, je tirais ma tabatière ; en fauchant, après chaque andain, crac, une prise ; en sarclant, quand je m’arrêtais un instant pour me redresser, souffler, ma main glissait dans ma poche à la recherche de la queue-de-rat, sans même que ma volonté y soit pour quelque chose. Les plus mauvais jours étaient ceux où ma provision s’épuisait. Cela arrivait souvent le samedi. Je n’osais pas, à cause de Victoire surtout, envoyer quelqu’un exprès au bourg