Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/174

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vallon ; presque tous les champs étaient en côte ; l’argile y dominait mêlé de pierres. Tout cela rendait le travail pénible et pour le laboureur et pour les bœufs. Les pauvres bœufs se levaient bien à regret quand nous allions les chercher avant le jour dans le grand pré qui était leur pâture habituelle en septembre. Ils étaient presque toujours couchés sous le même chêne, masses blanches dans la brume de l’aurore commençante, et il fallait leur donner de grands coups d’aiguillon pour les faire se mettre en mouvement.

— Allez, les rosses ! Allez, mes gros !

Ça les peinait beaucoup de partir et, vrai, ça me faisait aussi quelque chose pour eux : le pâturage était bon ; il possédait une grande mare qu’alimentait une source d’eau très claire ; l’ombre des haies était épaisse et fraîche. Il m’en coûtait de les priver de cet Éden pour leur faire passer de longues heures pénibles à tirer la charrue dans les guérets montueux. J’éprouvais parfois le besoin de m’en excuser auprès d’eux :

— C’est embêtant bien sûr, mais puisqu’il le faut… Moi aussi, mes vieux ; je préfèrerais me reposer et pourtant je travaille. Allez-y donc de bon cœur.

Ils avaient du bon temps pendant les mois d’hiver, et ma tâche était moins rude aussi : je ne me levais qu’à cinq heures ; je me couchais à huit. Mais les inquiétudes, pour un chef de ferme, sont de toutes les saisons. À cette époque, c’était la question du fourrage qui m’occupait surtout. Il n’en fallait pas trop faire manger, et, pourtant, il était indispensable de ne pas le ménager aux bêtes à l’engrais, d’en donner une ration suffisante aux vaches fraîches vélières, aux génisses à vendre au printemps et aussi aux bœufs de travail que je n’aimais pas voir maigrir. Je toisais souvent mon fenil, prenant des points de repère, sacrifiant telle partie pour jusqu’à telle époque, et j’arrivais ainsi