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fauché comme ça trois jours de suite. C’était le grand Pierre qui allait en tête ; il aiguise bien, l’animal, et dame, il filait… ; son beau-frère n’arrivait plus à le suivre. Le grand s’étant permis de le plaisanter, ils se fâchèrent ; je crus même qu’ils allaient se battre. Il faut dire qu’ils s’en voulaient déjà d’avance ; moi j’étais bien au courant de la chose : voilà ce qui s’était passé…

Il croyait que j’allais m’appuyer un peu sur le manche de ma faux, comme j’avais coutume de le faire, pour apprendre ce qui s’était passé entre le grand Pierre et son beau-frère ; mais, au lieu de cela, je continuai de faucher du même train anormal ; et quand nous fûmes au bout, le Guste et moi, il se trouva un peu en retard.

— Sacrée misère ! fit-il, j’ai attrapé une fourmilière qui a abîmé mon taillant. J’ai fauché une fois dans un pré où il y en avait tellement qu’on était obligé de battre les faux au premier déjeuner…

Il se retourna, parut étonné de voir que nous ne l’écoutions plus, que nous étions déjà loin. Après, d’andain en andain, son retard s’accentua. Il y avait une zone où, l’herbe étant très dure, il fallait aiguiser souvent, ce qui forçait à ralentir. À ces moments-là, Faure croyait rejoindre ; mais il arrivait juste à la portion défavorable quand nous retrouvions, nous, l’herbe tendre ; nous filions vite pendant qu’il s’escrimait, impuissant à conserver son gain de distance.

La servante ayant apporté la soupe, il ne voulut pas venir manger sans avoir rattrapé son retard. Lorsqu’il arriva haletant, le visage ruisselant, la chemise détrempée, notre repas était terminé : nous nous levions pour repartir. Alors, furieux, il fit mine de ne pas vouloir manger, de revenir prendre son andain en même temps que nous. Pour le faire consentir à déjeuner, je fus