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Pour s’en retourner, Primaud passait dans notre cour. Souvent il entrait à la maison ou venait me voir aux étables.

— Tiennon, me disait-il, je viens encore de faire un bon repas.

— Ah ! tant mieux, répondais-je, c’est toujours ça d’attrapé ; je parie que vous avez mangé du lard à volonté ?

— Plus que j’ai voulu, mon vieux ! Figurez-vous que M. Frédéric est venu et qu’il m’en a servi lui-même un gros morceau ; de sa main, vous comprenez, je ne pouvais pas refuser, surtout qu’il m’a fait donner du vin.

Il s’honorait beaucoup de ce témoignage flatteur. Jamais il ne lui venait à l’idée qu’il pût y avoir là quelque chose de blessant pour sa dignité d’homme. Peut-être même considérait-il comme preuves d’évidence et marques de gloire les traces cireuses que laissait, de chaque côté de sa bouche, le ruissellement graisseux du lard. Il rentrait chez lui enchanté.

Seulement, cette débauche hebdomadaire de mon collègue favorisé cachait un but malpropre. À son insu, sans doute, Primaud jouait le triste rôle de mouchard. M. Gorlier obtenait par lui tous les renseignements qu’il désirait avoir sur les gens de ses domaines et sur les habitants de la commune. Trois ans auparavant, quand Napoléon, — qu’on appelait à présent Badinguet, ― avait fait une espèce de contre-révolution afin de se faire nommer empereur, deux hommes de Franchesse avaient été expédiés à Cayenne de par la faute, disait-on, des bavardages inconscients du mangeur de lard. Le bourgeois lui avait fait entendre que ce serait un grand bien que de débarrasser le pays de ceux qui affichaient leurs préférences pour la République, et le malheureux s’était empressé de lui signaler tout