Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.

joui de tous les plaisirs ont rarement l’air heureux.

M. Gorlier revint souvent nous voir, soit à la maison, soit dans les champs. Il venait, jouant avec sa canne, causait un instant du temps et des travaux, puis disparaissait. Jamais plus, d’ailleurs, il ne fut poli comme le premier soir. Ainsi que Fauconnet, il tutoyait tout le monde et, comme il n’avait pas la mémoire des noms, ou à dessein peut-être, il appliquait invariablement à son interlocuteur le qualificatif de « Chose ».

— Eh bien, Chose, es-tu satisfait de ce temps-là ? Mère Chose, nous vous prendrons prochainement deux des poulets de la redevance…

Mlle Julie, la cuisinière maîtresse, une dondon déjà mûre à la peau blanche et aux formes appétissantes, vint chercher un soir ces deux poulets-là, que Victoire engraissait à dessein depuis plusieurs semaines. Elle les soupesa, les palpa et daigna se déclarer satisfaite.

— Il faudra toujours nous les donner comme ça, Victoire ; ils semblent parfaits ; voilà un coq magnifique.

— Oh ! oui, mademoiselle, fis-je, je voudrais bien que ce soit mon ventre qui lui serve de cimetière.

La grosse remarqua le mot.

― Comment avez-vous dit ? reprit-elle.

Je blêmis, craignant que cela ne lui ait déplu.

― Allons, répétez, voyons !

— Mademoiselle, j’ai dit qu’à ce jo-là mon ventre servirait bien de cimetière. C’est une blague du pays que j’ai citée en manière de plaisanterie ; il ne faut pas vous en fâcher : je sais bien que les poulets ne sont pas faits pour moi…

Mlle Julie partit d’un franc éclat de rire.

— Je le retiendrai, ce mot-là, Tiennon, et je le servirai à d’autres qu’il amusera, soyez-en sûr. Jamais encore je ne l’avais entendu dire.