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croyances superstitieuses de ma jeunesse ; mais à cause de cela, j’ai toujours conservé la crainte des coqs qui chantent après le coucher du soleil.

J’avais, dans un coin de mon étable, une réserve de pommes de terre. La meilleure de mes deux vaches s’étant détachée une nuit, avala goulûment un gros tubercule et s’étrangla. Je la découvris, le matin, étendue sur le dos, râlante ; son ventre était ballonné ; sa langue pendait ; ses jambes s’agitaient en de brusques soubresauts d’agonie. La pomme de terre, restée dans l’œsophage, lui bouchait la respiration et mes tentatives pour la faire descendre furent vaines, comme étaient vains les mouvements désespérés de la pauvre bête qui ne voulait pas mourir. Je n’eus que la ressource d’aller prévenir un boucher, qui m’en donna trente francs : je comptais la vendre trois cents francs à la fin de l’hiver.

Il me souvient que ma femme voulait acheter des habits pour notre petit Jean et me faire faire un paletot neuf et une blouse. Mais on dut repousser à des temps meilleurs ces dépenses anormales, d’autant plus que ce ne fut pas le bout de nos peines. Peu après, il me creva un cochon qui pesait au moins cent cinquante livres. Puis, la vache que j’achetai pour remplacer ma pauvre étranglée me causa des ennuis.

À cause des enfants, Victoire avait cessé tout à fait de porter le lait en ville : elle s’était mise à faire du beurre. Or, il n’y avait pas moyen de transformer en beurre la crème qui provenait de cette nouvelle vache. Nous passions à la remuer dans la baratte des heures et des heures ; nous avions les bras moulus de faire monter et descendre le batillon : rien. Il m’arriva un soir d’y mettre de la colère : sans interruption, de six heures à minuit, je manœuvrai le batillon dans le liquide aqueux ; je parvins à m’exténuer, à mouiller