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il me voyait arriver le matin, il ne manquait pas de m’appeler :

— Eh ! Tiennon, viens donc « tuer le ver »…

« Tuer le ver », c’était boire une goutte d’eau-de-vie. Il offrait sa tournée, je ne pouvais moins faire que d’offrir la mienne : c’était deux gouttes bues et quatre sous dépensés.

Quand nous mangions, nouvelle attaque : il y avait toujours un de mes compagnons qui disait :

— Sacré bon sang, que le pain est sec ! Si l’on misait pour avoir un litre ?

En mettant trois sous chacun, ça nous faisait un litre à quatre. Ce verre de vin ne pouvait que nous faire du bien, c’est certain ; mais trois sous ça se connaît sur une journée de quinze à vingt sous !

Les jours de paie, il fallait encore boire. Je n’avais pas le courage de refuser dans la crainte de passer pour « chien » et de me faire remarquer, mais ces dépenses anormales m’inquiétaient ; de plus, Victorine, en dépit de mes précautions, avait fini par avoir vent de la chose et je m’apercevais que c’était loin de lui aller.

Je compris alors que c’est une vraie calamité pour les ouvriers des bourgs et des villes que d’avoir trop d’occasions. Quoique gagnant plus que nous, ils ne sont pas plus riches, car, insensiblement, ils en viennent à trouver naturel de dépenser tous les jours une petite somme à l’auberge, ce qui va loin en fin de compte. Ils sont plus à plaindre qu’à blâmer. Je sentais qu’à leur place je n’eusse pas agi différemment. Mais je résolus de fuir la contagion, de chercher du travail ailleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est ainsi que, dans l’hiver de 1850, je pris à défricher, du côté de César[1], une portion d’un champ

  1. Hameau de la commune de Bourbon ainsi nommé parce