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du soir. Au printemps, j’apportais à manger et restais plus tard.

Nous étions parfois jusqu’à vingt casseurs à la file, travaillant chacun à l’abri d’une claie de paille, agenouillés sur un tabouret de chiffons. De notre chantier, nous dominions toute la ville : (seules, les vieilles tours du château, sur la colline opposée, nous faisaient pendant) ; les toits des plus hautes maisons étaient plus bas que nous ; la grande rue surtout nous semblait être un précipice et nous étions tentés de plaindre ses habitants qui devaient manquer d’air. À vrai dire, si nous avions, nous, la faculté de respirer à l’aise, de nous sentir caressés par les souffles sains de la campagne et de la forêt, nous méritions bien d’être plaints aussi, car c’est un travail peu récréatif que de casser la pierre. D’être toujours inertes et pliées, nos jambes s’ankylosaient ; et nos mains s’écorchaient au contact des trop petits manches de houx de nos masses. Souvent la lassitude nous gagnait, et l’ennui…

Mon voisin de droite prisait et, quand nous nous trouvions rapprochés, il me lançait sa tabatière dans laquelle je prenais de toutes petites pincées, histoire de faire comme les autres, de m’éclaircir le cerveau en éternuant. Mais, peu à peu, je pris goût au tabac et j’en vins à me procurer une queue de rat que je fis garnir ; Victoire se fâcha, disant que nous n’étions pas riches au point qu’il soit nécessaire que je m’entre de l’argent dans le nez, et puis, d’ailleurs, que c’était dégoûtant. Mais ses observations furent vaines : ma passion naissante était déjà trop forte.

Et le tabac n’était pas tout. Ce travail à proximité de la ville m’entraînait à d’autres dépenses que je cachais soigneusement à ma femme. Pour me rendre au chantier, il me fallait passer devant la porte de l’entrepreneur qui tenait un caboulot tout près. Quand, par hasard,