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rire des quolibets des grands. C’était un moyen sage. Au bout de huit jours, tous me laissèrent tranquille. Mes clientes me félicitèrent, au contraire, de ce que j’étais le modèle des maris.

D’ailleurs, mon rôle me valait aussi quelques satisfactions : c’est ainsi que m’intéressait beaucoup, chaque matin, le réveil de la ville. À mon arrivée, il n’y avait d’activité apparente que dans les boutiques des maréchaux. Là, on voyait déjà le rougeoiement de la forge et les scintillements d’étincelles qui s’échappaient des fers blancs de chaleur façonnés sur l’enclume à grands coups ds marteau. On travaillait aussi dans les abattoirs, dans les fournils et dans les ateliers des sabotiers. Mais les boutiques restaient fermées. La plupart des commerçants dormaient encore derrière leurs persiennes closes, de même que les fonctionnaires et les rentiers. Moi qui turbinais depuis deux heures et plus, grisé par l’action et l’air vif du matin, je cognais dans les devantures avec un plaisir réel. Après un moment apparaissaient les ménagères, boulottes ou trop maigres, ridées, ébouriffées, édentées, les seins tombants, les yeux gros avec des cernures bleues et de la cire dans les coins, toutes ridicules. Le négligé de leurs costumes accusait férocement leurs tares, leurs laideurs, leurs déformations. Beaucoup venaient pieds nus dans des pantoufles éculées, avec des jupes mal agrafées laissant voir la chemise, des camisoles de nuit pelucheuses, déchirées souvent, des serre-tête ignobles ou des bonnets crasseux. Elles proféraient dans un bâillement :

— Il fait bien froid ce matin, dites, Tiennon ?

— Ma foi oui, madame ; il a gelé rudement.

— Brrouou… Ce qu’il faisait bon au lit !

Je riais en dedans de contempler ainsi, au naturel, ces belles dames de la ville, ces belles boutiquières,