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s’en allait vendre en ville le lait frais tiré. Je lui portais sa cruche jusqu’à la place de l’Église, au point même où j’avais tant souffert un jour de foire étant gamin. Elle s’en allait seule ensuite de porte en porte, pour servir les clients attitrés ou occasionnels. Au début, les vaches ayant pas mal de lait, elle faisait ses vingt-cinq ou trente sous par jour. Mais quand vinrent les grands froids, il y eut diminution sensible ; elle ne put plus arriver à faire vingt sous, bien qu’elle le vendît jusqu’à la dernière goutte, sans même en conserver un peu pour blanchir notre soupe. De plus, pour faire la distribution, ça cessait d’être amusant. Le froid cinglait, raidissait, bleuissait la main qui tenait l’anse de la cruche ; les doigts gourds refusaient tout service ; ma femme avait le droit de se plaindre et en usait, on peut le croire. Quand il y avait de la neige ou bien du verglas, c’était pis encore ; la corvée devenait très pénible et j’eus la preuve qu’elle pouvait aussi être dangereuse. En effet, un matin de verglas, Victoire revint baignée de larmes et les poches quasi-vides : elle avait glissé en descendant la rue pavée et le lait qui restait, — les deux tiers au moins, — s’était échappé en entier de la cruche renversée. Cet accident m’inquiéta, car elle en était à son septième mois de grossesse, et je craignais qu’elle ne se soit fait mal. Je pris alors la résolution de faire moi-même la tournée du lait. J’eus à essuyer force quolibets, force railleries, de la part des gens de la ville, car ce n’était pas la coutume de voir les hommes faire cela. Le soir, les gamins me suivaient en bande :

— V’là le marchand de lait ! V’là le marchand de lait ! Donne-nous du lait, Tiennon ! Par ici, Tiennon, par ici !

Je compris qu’il était préférable de ne pas prendre au sérieux les plaisanteries des mauvais drôles et de