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du monde et le sourire le plus enchanteur. Elle s’appelait Suzanne, travaillait bien et n’avait pas mauvais caractère. J’aurais peut-être pu prendre à son endroit des idées pour le bon motif si elle eût été d’une famille honorable. Mais elle était bâtarde. Sa mère, bonne à tout faire, disait-on, chez un vieux rentier infirme, n’avait jamais eu de mari, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir deux autres enfants. La pauvre Suzanne devenait pourpre quand on l’entretenait de cela. Pour moi, qui n’étais domestique que par hasard et de ma propre volonté, c’eût été déchoir déjà que de me marier avec une servante : seules, les filles de métayers étaient de mon rang. À plus forte raison, ne pouvais-je épouser une bâtarde : pour le coup, ma mère aurait fait joli ! Si donc je ne m’arrêtais pas à l’idée du mariage avec Suzanne, je rêvais d’en faire ma maîtresse… Pour mon excuse, je peux dire que j’étais alors dans un état d’esprit particulier que tous les garçons connaissent un moment, je crois bien.

À Saint-Menoux, Aubert et la plupart de ceux avec qui j’avais fait de bonnes parties l’année d’avant, affirmaient mordre à volonté au fruit défendu. Ils citaient même les filles qu’ils avaient eues : et, à beaucoup de celles qu’ils nommaient ainsi, on aurait donné le bon Dieu sans confession, tellement elles n’en avaient pas l’air. Chaque fois que ce chapitre était venu sur le tapis, je m’étais efforcé de prendre part à la conversation d’un ton enjoué, comme quelqu’un qui connaît ça depuis longtemps ; (pour parler sur un sujet qu’on ne connaît pas, il suffit de savoir assaisonner et servir à point quelques phrases des autres, tout en posant au blasé : ça prend toujours). En somme, j’étais entièrement naïf et j’avais un grand désir de ne l’être plus.

Je m’efforçai donc d’amadouer Suzanne en lui ren-