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du même régime que mes frères. J’eus une explosion de fureur et je dis carrément que, si la chance me favorisait au tirage, je ne resterais pas longtemps à la maison. Mes parents, tout confus, ne cherchèrent pas à modérer mon mécontentement.

J’eus le numéro 68 ; et fus sauvé on ne prit que jusqu’à 59. Je passai encore à la Billette le reste de l’hiver et tout le printemps. Mais, quand arriva l’époque de la Saint-Jean, j’annonçai officiellement que j’allais me louer.

— Ce n’est pas vrai que tu veux t’en aller, Tiennon ? fit ma mère très inquiète.

— Qu’irais-tu faire ailleurs, du moment qu’il y a ici de quoi t’occuper ? ajouta mon père.

— C’est bien que vous comptiez pouvoir vous passer de moi, puisque vous vouliez me laisser partir, répondis-je malignement. J’ai passé toute ma jeunesse à travailler pour rien : il est temps que je travaille pour gagner de l’argent.

Ma mère reprit :

— Quand il te faudra t’entretenir sur ton gage, je t’assure que tu n’auras guère de reste. Tu n’auras pas autant pour t’amuser que nous te donnions ici.

Tous me supplièrent de rester : mon parrain, le Louis, mes belles-sœurs, et jusqu’à cette pauvre innocente de Marinette qui m’aimait beaucoup. Les petits mêmes se cramponnaient à moi.

— Tonton, ne t’en va pas ! Dis, ne t’en va pas, je t’en prie !

Je faillis pleurer en dénouant l’étreinte de leurs petites menottes, mais je demeurai inflexible.

À vrai dire, il y avait pour me faire partir un motif autre que l’injustice obligée de mes parents. Je comprenais que bientôt, quand les petits auraient grandi, nous serions trop nombreux pour ne former qu’une