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me souvient que je fus bien étonné en passant sur le pont de l’Allier. Je n’avais jamais vu que l’étroite Burge de Bourbon et les tout petits ruisseaux de nos prés : il ne me semblait pas qu’il pût y avoir des rivières aussi larges. Ceux de mes compagnons qui venaient au chef-lieu pour la première fois partagèrent, d’ailleurs, mon étonnement

En ville, nous nous trouvâmes vite embarrassés. Nous allions lentement, regardant les étalages, en badauds qui n’ont jamais rien vu. Il avait plu le jour précédent et le temps menaçait encore ; nos sabots glissaient sur les trottoirs humides. J’avais conscience que, pour les gens de la ville, nous devions former un groupe ridicule. En effet, les employés de bureau et les demoiselles de magasin qui s’en revenaient de travailler nous jetaient des regards curieux, nuancés d’ironie.

Un homme chargeait sur un tombereau des tas de boue ; je me hasardai à lui demander s’il connaissait l’endroit où l’on juge.

— Le tribunal ? fit-il, un peu étonné, c’est rue de Paris, un grand bâtiment en briques rouges avec une cour au milieu. Vous en êtes encore loin ; il vous faut aller d’abord jusqu’à la place d’Allier et là vous demanderez de nouveau.

Il nous indiqua le chemin pour arriver à cette place d’Allier que nous ne fûmes pas longtemps à trouver. Comme nous cherchions quelqu’un à qui nous adresser pour nous renseigner de nouveau, nous aperçûmes un autre groupe en contemplation devant l’entrée d’un grand bazar : c’étaient nos compatriotes ennemis, les gas du bourg. Ma foi, on était là hors de son atmosphère habituelle, on n’était plus chez soi ; on n’était plus soi ; la rancune persistante s’en trouva très atténuée. Ils se tournèrent de notre côté : nous échangeâmes des sourires.