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chaine à nous fréquenter et nous avions tous pris goût au jeu : nous faisions de longues parties de quilles ou de neuf trous. Il nous arrivait, les jours de gain, de boire force litres, de nous soûler et de rentrer tard. Dans ces moments il ne faisait pas bon venir nous chercher noise : nous n’étions pas d’accès facile, ni d’humeur à plaisanter. Ce fut ainsi qu’un beau dimanche nous nous prîmes de dispute avec ceux du bourg. Ceux du bourg, c’étaient les jeunes ouvriers des différents corps d’état : forgerons, tailleurs, menuisiers, maçons, etc. Il y avait entre eux et nous un vieux levain de haine chronique. Ils nous appelaient dédaigneusement les laboureux. Nous les dénommions, nous, les faiseux d’embarras, parce qu’ils avaient toujours l’air de se ficher du monde, qu’ils s’exprimaient en meilleur français, et qu’ils sortaient souvent en veste de drap, sans blouse. Ils avaient leur auberge attitrée comme nous avions la nôtre, et on ne s’aventurait guère les uns chez les autres sans qu’une dispute s’ensuivît. Ce jour-là, trois du bourg, ayant bu du vin blanc le matin, se trouvèrent être éméchés de suite après la messe. Ils vinrent pour jouer avec nous au jeu de neuf trous. L’un de notre groupe dit :

— Nous ne jouons pas avec les bourgeois, nous autres !

— Eh bien, firent-ils, nous voulons jouer avec les bounhoummes, nous ; aussi bien qu’eux nous avons de l’argent pour mettre nos enjeux.

J’étais à jeun et je restais un peu timide avec ces gas-là, qui, même sans avoir bu, avaient plus de blague que nous. Je dis néanmoins :

— Il ne faut pas que ça vous embête : les bounhoummes, les laboureux ont autant d’argent que vous pouvez en avoir.

J’avais bien trente sous !